Regard sur Jean Hélion
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Jean Hélion signe un impressionnant diptyque
La Suite pour le 11 novembre est impressionnante d’abord par sa taille. Hélion a toujours voulu peindre des œuvres monumentales. Il en a réalisé quatre dans son grand atelier de la Bigeonnette, entre 1967 et 1979, trois triptyques d’environ 9 mètres de large et ce diptyque, sans doute le plus énigmatique. Il est trop grand pour être exposé dans de bonnes conditions à la galerie, mais trop important aussi pour ne pas tenter une première approche.
Dans une ambiance onirique, l’oeuvre se lit d’abord comme une danse ou une farandole, dans une atmosphère de fête populaire plutôt nocturne. Hélion aimait les parades, les défilés, comme il en voyait à Belle-Ile.
La première toile (ci-dessus) est verticale, à la croisée des idées et des leurres. À gauche, le battement du tambour dans un croisillon géométrique donne le rythme. Sur un étrange monument aux morts, un non moins étrange soldat, entre équilibre et déséquilibre, le pantalon en accordéon, le képi au fusil, semble danser, entre ce fusil et un drapeau dont les couleurs sombrent dans la nuit. Ses épaulettes et ses poches agitées contrastent avec le recueillement du tambour et des deux porte-drapeaux.
L’obus, en bas au centre, n’est plus l’un des piliers d’une barrière protectrice. La chaînette est brisée. Il paraît plutôt soulever l’apesanteur d’un monument réduit à un cylindre qui flotte, à une autre forme géométrique où trois noms de morts sont inscrits, ravivés par des couleurs discrètes, avant de rentrer dans l’anonymat du « etc.»
« L’exclusion totale des images naturelles des tableaux, née en partie de l’évolution de la peinture elle-même, a coïncidé, par hasard dirait-on, avec l’exclusion de millions d’hommes de l’humanité », écrira-t-il, entièrement aveugle, à la fin de sa vie. L’étendard de droite se termine en flamme absorbée dans le trou rectangulaire qui relie les deux toiles.
La seconde toile (ci-dessous), horizontale, paraît construite sur l’arrondi adouci du globe terrestre. Au centre un aveugle, maître des cérémonies, touche de sa canne blanche l’oeil d’un autre non voyant qui a lâché la sienne dans sa précipitation vers le pêle-mêle des humains qui basculent dans le rectangle de droite. Pourquoi ce geste? Pour l’aveugler? C’est déjà fait. Pour lui communiquer une autre vue derrière l’apparence des choses, ses dons de devin?
D’un côté, des estropiés de guerre sont absorbés par la flamme éteinte du drapeau. De l’autre, les aveugles que nous sommes courent, en dansant, à leur ensevelissement. Hélion était très préoccupé par les risques nucléaires, environnementaux… Quel est le rôle de l’ouvrier qui brandit sa pelle, droite? Celui qui tient bon parce qu’il a creusé?
« J’aurais voulu continuer à fouiller le monde », ajoutera Hélion.
Le personnage central évoque le premier poète de l’humanité, l’aveugle Homère et sa double épopée, de guerre et d’une paix bien relative, toujours menaçante, comme dans ce diptyque. Ce poète aveugle et visionnaire, c’est bien sûr, aussi Hélion qui, en 1976, voyait de moins en moins précisément, mais regardait l’essentiel, en songe, mais autour des choses. « J’entends que le songe, toujours, demeure lié à la terre où je marche, au monde dans lequel je me débats, que l’on perçoive son envol, mais aussi ses racines ».
Une autre amorce de rectangle au bas du panneau esquisse une nature morte. Tout cela reste bien mystérieux. On sent que la suite du 11 novembre est quadruplement allégorique : des leurres de la gloire, de l’inhumanité de l’abstraction, de notre aveuglement face aux dangers qui nous menacent, et du rôle de l’artiste, visionnaire engagé dans son temps. Mais une grande œuvre ne peut être réduite à une interprétation. Elle reste inépuisable, son sens caché, pour nous inciter à mieux la regarder.
A.M
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