L’infini de Laubiès

René Laubiès, Sans titre, 1980, huile sur papier marouflé sur toile, 45 x 64 cm

Un homme peint. Pendant plus d’un demi-siècle. Confrontés à cette œuvre, force est de reconnaître qu’elle est là, impassible, obstinément muette, comme un fait, comme un nouvel objet au monde, aussi évidente et juste qu’une pierre ou qu’une racine et comme elles peu soucieuse de nous informer de ses raisons, de ses causes, de son sens.

Ainsi, la peinture de Laubiès, depuis ses origines, ou presque, apparaît-elle hors du temps, hors des perturbations, des modes, décidemment étrangère aux courants et aux ressacs de l’histoire, immémoriale. Dire ce qu’elle est se révèle entreprise délicate tant elle semble échapper aux normes habituelles de l’analyse même si s’imposent d’évidence non ses refus – qui seraient encore manière de participer – mais ses retraits.

Dès son commencement, tel que nous le connaissons, l’œuvre marque déjà cette distance : pas d’images, pas des gestes, pas de matières épaisses, rien de ce par quoi s’affirmait alors la peinture en ce début des années 1950. Les traces qui habitent ces œuvres semblent bien plus signes en voie d’effacement, écritures subsistantes d’un langage en perdition que gestes décisifs que perçoit mieux l’intuition émue du spectateur sensible que la science du lettré.

L’effusion, maître mot de l’œuvre de René Laubiès, n’est certes pas de nos jours une quête communément partagée. Elle ne l’était pas même quand Laubiès commença de peindre. Quelle obstination pour se contenter de la flûte ou du triangle face à l’éclat des cuivres, au déferlement des timbales! Mais quelle certitude aussi qui rend en fait éclatante (et en fait immodeste) la trop évidente humilité des œuvres.

Ce que les peintres modernes, depuis la lumière triomphante des impressionnistes jusqu’au monde sans objet de l’art abstrait, nous avaient offert, c’était une célébration du réel, jusque dans sa disparition. Laubiès, comme quelques autres rares peintres de sa génération, nous propose de contempler, image lumineuse au fond de la chambre obscure de la peinture, non les choses, ni même leur ombre portée mais un éblouissement intérieur, la concrétion de l’émotion dans le regard du peintre.

On sait Laubiès peintre voyageur ; on sait que ses œuvres ne sont pas réalisées à Paris, mais au fil des années en Grèce, en Inde, en Turquie… Rien pourtant d’un journal de voyage dans ces peintures. Subtil qui pourrait dire, hormis un cachet apposé, que tel tableau provient d’Iran, tel autre des Iles de la Sonde. C’est que le spectacle du monde est moins pour Laubiès l’objet de la peinture que le point initial d’une profonde méditation, l’origine d’une communion que les tableaux matérialisent. Semblables aux Pierres des rêve qui suggèrent à partir de l’indéfini de leurs marbrures un paysage que chacun formalise au gré de son regard, les œuvres de Laubiès sont le support de la rêverie du spectateur, un appel à partager l’infini de la peinture.

Car aussi délicatement raffinés qu’apparaissent ces tableaux, c’est une œuvre en suspens que proposent ces papiers où la composition se masse, corps aérien au centre de l’œuvre, dans un mode similaire à celui par lequel Fautrier détachait le sujet de la toile, c’est l’espace même: une densité atmosphérique différente (aussi étrangère aux peintres dits «nuagistes» qu’aux objets de Fautrier) née d’une intensité différente de la couleur, d’une coagulation de la matière picturale pourtant parcimonieusement étalée, puis raclée au moyen d’une lame de rasoir.

Comment de ces pigments secs, sans qualité particulière, naît la lumière reste le mystère de la peinture de Laubiès. Comment de ces traces presque identiques, répétées d’une œuvre à l’autre au moyen de gestes simples, apparemment semblables, surgit toute la diversité du monde, rendant chaque tableau différent, inoubliable justement par ce peu qui le fait singulier, c’est ce que cette peinture s’efforce d’explorer depuis un demi-siècle.

«Plus le quoi va de soi, et plus on sera attentif au comment», expliquait Stockhausen à propos de Hymnen. C’est aussi de ce quoi évident que part l’œuvre de Laubiès. Nulle volonté de nous donner une nouvelle version de l’image du monde, aussi momentanément définitive que celles offertes par les visionnaires de l’art moderne, mais un souci contraire d’infini – dans le double sens de ce terme – tant pour s’effacer, courtoisie suprême, devant le visiteur de sa peinture, lui laissant ainsi la chance d’y apporter son émotion, sa connaissance et son rêve que pour ouvrir le tableau, quelque soit la taille de celui-ci, à tous les souffles du monde.

Daniel Abadie – Août 2003

Ancien directeur du Musée du Jeu de Paume

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