Double lecture
L.B. Avez-vous rencontré Zoran Music ?
A.M. Oui, chez l’ambassadeur d’Autriche. Je n’avais pas encore 30 ans. Même si j’étais alors plus connu pour mes analyses économiques et financières, mes amis savaient que j’ouvrirai un jour une galerie. Nous voilà donc, en smoking, Zoran Music et moi, assis côte à côte. L’homme est séduisant, affable et passionnant. Nous avons beaucoup à nous dire. J’irai le voir plusieurs fois dans son atelier, 73, rue des Vignes, dans le 16e arrondissement à Paris. Je l’écoute longuement me parler de ses œuvres, de son parcours, de son besoin d’évasion dans la beauté et la poésie après les camps, de la résurgence dans ses pensées de l’horreur, avec un point culminant en 1970 (Nous ne sommes pas les derniers), des deux faces de ses Paysages rocheux, sur lesquels il travaillait à l’époque. Le grand luxe d’un peintre, c’est de vivre toute sa vie avec quelques images, mais qui sont les siennes. Il m’a proposé de choisir quelques œuvres. Il m’a parlé aussi de mes projets, allant jusqu’à me conseiller de ne pas trop vendre, de savoir garder, parce que les plus values latentes ne sont pas imposées !
L. B. Est-ce que vous l’exposeriez sans ces rencontres ?
A.M. Leur souvenir compte, bien sûr, dans le plaisir de l’exposer. Mais ce n’est pas la principale raison. Quand j’ai ouvert la galerie, au début des années 90, Zoran Music était connu et reconnu. Il a bénéficié d’une exposition importante et très médiatisée au Grand Palais en 1995, et des galeries influentes montraient régulièrement ses œuvres. Je ne voyais pas ce qu’une galerie débutante aurait pu lui ajouter. Je ne suis pas retourné le voir.
Les choses ont changé depuis, d’autant que Zoran Music est actuellement oublié dans les institutions et que la plupart des galeries qui le soutenaient ont fermé ou changé de direction. J’espère que nous pourrons contribuer à mieux faire connaître, comprendre et aimer cette œuvre essentielle du XXe siècle. S’y préparer n’a pas été facile. L’artiste mort, son épouse, Ida, également, sans héritiers, il a fallu du temps pour commencer à rassembler des peintures et dessins qui correspondent à nos critères de choix, d’autant que s’est créé autour de son œuvre un assez surprenant entre-soi . Nous avons avancé, grâce, notamment, à deux grandes collections italienne et française.
Hormis quelques gravures (Zoran a commencé cette série en se confrontant à cette technique) et un dessin à lecture plus lente, nous avons fait le choix de ne pas nous focaliser sur sa série la plus emblématique du XXe siècle, et la plus connue, Nous ne sommes pas les derniers. Par pudeur ou pour manque de recul. Sur ce thème, j’ai préféré l’analyse des œuvres à double lecture, en particulier les Motifs végétaux.
À condition, bien sûr, de choisir attentivement, toutes les périodes de Music sont intéressantes, de l’après-guerre aux derniers autoportraits. Son besoin vital de beauté et de poésie auquel répondent les paysages dalmates, les chevaux qui passent, les cathédrales, les façades et le port de Venise, les portraits d’Ida donnent de la profondeur et du sens à l’existence, même dans les périodes les plus menaçantes de l’histoire et de la vie.
L.B. Y a-t-il une synergie entre Zoran Music et les autres artistes de la galerie ?
A.M. Oui, et pas seulement parce qu’ils me touchent tous profondément. Nous avons commencé, avant cette première exposition individuelle, par montrer sa résonance avec Fred Deux, en 2022. Nous l’avons aussi rapproché de Dado et Godeg dans notre dernier accrochage. Et j’ai été agréablement surpris, la première fois que je suis allé chez Hélion, de reconnaître un Paysage Rocheux accroché au dessus de son lit.
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