Le peindre et le peint
Francis Ponge soutenait auprès d’Hélion, l’intérêt de « montrer les œuvres comme elles ont été faites ». Il considérait que les esquisses et les échecs font autant partie de l’œuvre que les réussites…, que ce qui importe, c’est moins l’œuvre que sa fabrication*, le peindre que le peint.
Hélion ne travaillait pas d’après photo, mais à partir de nombreux croquis sur le motif, puis d’essais et d’ébauches sur papier ou sur toile. Sa figuration ne cherchait pas à reproduire le réel mais à faire surgir une force de vie et une complexité qui ne se résume pas aux apparences sans trop s’en éloigner.
Ses journaux, prolixes sur toutes ses tentatives, ses échecs, ses réussites, témoignent de sa grande exigence.
Un exemple, extrait de son Journal d’un peintre, en 1963 : Et puis voilà qu’au comble du chagrin, naît un panneau un peu meilleur, un tout petit 3 figures réussi hier (Le poirier de Bigeonnette reproduit ci-dessus et dans le catalogue du MAM Paris) et, de nouveau, une vague heureuse monte en moi, lave ma tête, alourdie par les confusions récentes. Ça fleurit, en moi, de tous côtés. J’ai l’impression de recommencer à comprendre : d’abord que la richesse de ce poirier est faite d’angles simples, mais croisés, agités par un mouvement interne dont je sens l’unité, et dont, pourtant je ne vois, dans le motif, que la complexité.
Garder, comme le recommandait Ponge, des approches et des essais avait son utilité pour la suite de son travail. Mais trop de cheminements ont circulé, par générosité (Hélion détachait souvent un croquis du carnet à spirale qui l’accompagnait pour l’offrir à un visiteur) ou pour répondre à bon compte à la cupidité de certains acheteurs qui ne savent pas voir (comme l’ont fait beaucoup d’artistes).
Complètement aveugle à la fin de sa vie, il n’a pu poursuivre lui-même le tri rigoureux qui s’imposait.
Le cas d’Hélion n’est pas si exceptionnel. À l’opposé de nombreux contemporains plus artisanaux, sortis directement des écoles sans avoir assez vécu pour s’affronter aux mystères de l’art, la plupart des artistes sont irréguliers, même Picasso, même Matisse, et même s’ils ont beaucoup jeté. Les écarts d’appréciation se creusent avec le temps.
Le rôle des galeries (et des commissaires d’exposition) est d’aider à discerner là où l’artiste va le plus loin, pas toujours sur grand format ni sur toile.
L’un des marchands d’art les plus influents du XXème siècle, Léo Castelli disait qu’il n’avait jamais vendu une oeuvre, ne serait-ce qu’une aquarelle, sans avoir au moins serré la main de l’acheteur.
Nous devons passer beaucoup de temps avec les œuvres pour mieux les comprendre et rester disponibles pour en parler. C’est l’essence même du métier qui me passionne.
*Pierre Malengreau, La métaphore transpercée: Hélion, Ponge, Lacan, ed. de la lettre volée 2024.
A.M.