Choses vécues, avec Fred Deux 3/8
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III- L'artiste et son marchand
Fred Deux appréciait le confort de nos relations, la tranquillité d’esprit qu’elles lui donnaient. Il me l’a souvent dit et écrit.
Il était logique qu’il se sente bien à la galerie. Mes choix lui convenaient : Lunven, Dado et même d’Orgeix dont j’avais défendu les premiers dessins du tout début des années 50 ; puis, Godeg qui l’a enthousiasmé. Il a acheté une grande « peinture dorée » dont il ne s’est jamais séparé et qui a compté dans son retour à la tâche de couleur en 2002; puis Laubiès dont il a également accroché plusieurs œuvres à la Châtre, de plus en plus sensible à l’intensité de l’éphémère qu’elles lui faisaient ressentir à l’approche de la mort; et bien sûr les quelques œuvres de Réquichot que je montrais déjà, dans des expositions collectives de son vivant. Comme Dado, Fred Deux avait eu la chance de voir les œuvres de cet artiste secret, puisqu’ils étaient dans la même galerie. Il en a été profondément marqué comme certains dessins, en particulier de sa dernière période, le révèlent. Même Boix-Vives lui a plu. « C’est étonnant comme nous sommes différents, m’a-t-il dit devant ses toiles, mais finalement nous allons tous bien ensemble ». Quant à Hélion dont j’avais commencé à lui parler, sans l’exposer, il a contredit Cécile qui ne l’aimait pas. Il n’y a guère que mon goût pour Wagner qu’il ne comprenait pas. Son amour de Bach et de la musique baroque, que j’ai beaucoup soutenue dans les années 80, était exclusif.
Au fil des ans, nous avons développé une telle confiance que, lorsque la paralysie l’a gagné suite à un hématome sous-dural, début 2011, il a pris un taxi avec Cécile pour Paris, sans me prévenir. Le couple était sûr que je prendrai les choses en main à leur arrivée. Ce n’était pourtant pas évident, surtout un vendredi soir et à son âge. Grâce à un médecin ami, Claude Dubois, un neurochirurgien de l’hôpital Foch l’a finalement opéré. C’était risqué. Fred a été sauvé in extremis.
Nos déjeuners et dîners à la galerie étaient joyeux. Un soir, il me dit : « Je ne comprends pas, il y a deux Fred, celui qui est heureux ce soir, qui rit avec vous, et celui qui a fait ces dessins sur vos murs ». Une autre fois, il s’est inquiété : « Alain m’a dit qu’il voulait faire un régime. Moi, j’aime bien le Bordeaux et le fromage quand je viens à Paris ».
L’intérêt et l’admiration sincères qu’il sentait de ma part pour ses œuvres ne lui pesaient pas, parce que je m’abstenais des compliments d’usage, n’hésitais pas à le couper quand il se répétait trop, m’abstenais de développer mes interprétations, veillais à espacer mes visites et mes appels et gardais ainsi le recul professionnel nécessaire.
Fred Deux avait un besoin existentiel de liberté, y compris dans sa vie de tous les jours, chez lui, à la Châtre. Plus d’un visiteur régulier interprétait ses œuvres littéralement avec le besoin de se chercher une filiation, un sujet trop profond, existentiel et complexe pour Fred Deux pour qu’il le laisse détourner. Le couperet de l’exclusion pouvait tomber vite sans qu’ils comprennent pourquoi . Il m’a fallu du temps pour « remettre en grâces » un admirateur inconditionnel, au bord de la dépression.
Fred Deux était heureux de notre coopération : le cercle des amateurs s’est élargi, les expositions institutionnelles se sont multipliées, entraînées par une exposition marquante au cabinet d’art graphique du Centre Pompidou en 2004, sous la responsabilité d’Agnès de la Beaumelle, accompagnée d’un excellent catalogue. En 2018, Sylvie Ramon et Pierre Watt ont exposé, avec un remarquable succès de fréquentation, 240 dessins au musée des beaux-arts de Lyon.
Je garde précieusement un portrait à sa manière de 2001, qu’il a appelé : « Alain Margaron, l’oreille du temps ». Chaque année pour le jour de l’an, il nous souhaitait « de bien travailler, l’un et l’autre » et nous convenions que ça avait été le cas, l’année écoulée.
A.M.
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